la fourchette vibrante
Un bon coup de fourchette
L’homme est descendu du singe dit-on, puis de l’homo habilis. Il s’est redressé avec une bouche pleine de dents. Ces dernières se sont adaptées aux régimes alimentaires des plus fermes aux plus pré-mâchés, allant du sanglier au poisson « pas né », aux deux doigts coupe faim à ce qui fond dans la bouche mais pas dans la main…
Après des molaires et prémolaires dansant devant le buffet, les dents de sagesse dans notre monde en bouillie sont aussi en voie de disparition ! Devant cette pénurie de dents, des techniques d’implantations et autres trouvailles vont-elles marquer une évolution vers un avenir facile à digérer ? La fourchette est-elle l’avenir de nos dernières dents et de l’homme ?
Au fil des temps, les fourchettes nous jouent bien des tours…
Aux jeux de la consommation la fourchette arrive chez les romains dès le premier siècle tandis qu’à l’Est on joue de la baguette depuis des lustres. De plus en plus raffiné l’humain ne se salit plus les doigts. L’hygiène fête à bon coup de fourchette son apparition. Est-ce une façon de mettre toujours plus de distance entre soi et la réalité, entre soi… et la mort ? Tout comme il devient délicat d’appeler un chat un chat ?
Est-ce elle, la fourchette à deux dents, qui dans la bagarre aurait inspiré cette manœuvre violente à deux doigts qui consiste à les enfoncer dans les yeux de l’adversaire. Ce dernier rendu aveugle, voit qu’il a perdu la partie !
Le flipper fait flipper par un coup de fourchette bien appliqué : l’adversaire surprend l’autre et sauve le destin de sa bille !
Il y a aussi la fourchette des prix où se joue l’économie !
Et puis la fourchette des souvenirs piquant la pâte à tarte ou traçant des rails pour un voyage au cœur de la purée.
J’allais oublier la fourchette à pignons ! Pendant des années elle a permis le changement de vitesse des automobiles non encore automatiques !
Mais la dernière en date qui m’a fait vibrer et vous écrire, c’est la fourchette vibrante qui si elle était moins piquante pourrait prêter à confusion… Par chance, Henri Gougaud* fait la distinction entre la bouche d’en haut et la bouche d’en bas dans son « Livre des amours » Ouf !
Cette fourchette, fruit de notre technologie, m’est tombée sous les crocs au cours d’un agréable dîner avec une amie. Je lui faisais remarquer que nous ne mangions pas au même rythme.
Et voilà que mon amie évoque la fourchette vibrante !
Je m’exclame : « C’est quoi encore ce truc-là ? », rarement au courant des nouveautés. Mon amie me rappelle que les gens s’inquiètent de manger trop vite. Ils passent à l’as leurs muscles masticateurs et calquent leurs intestins sur l’invention du tout à l’égout.
Ces affamés, suralimentés, n’ont plus matières à déchiqueter, décortiquer, mastiquer, digérer. Pressés par le temps ou la vie qui passe, par les distractions, le moi-je de certains, les sonneries intempestives, les montres en mains, chronomètres, portables, et autres bip, ils ont non seulement un grand coup de fourchette mais l’art d’avaler tout rond l’essentiel de ce qu’ils ont en bouche : les mets et les mots et même ce qu’ils ont en tête !
Hors, mâcher longuement des aliments consistants semble essentiel non seulement pour la santé des dents et des gencives, mais pour une meilleure digestion et assimilation des nutriments sur toute la longueur de la tuyauterie humaine. Cela se confirme dans tous les sens du terme : « Seul ce qui est digéré nourrit ».
Donc fiers de ce nouveau mal être à combattre, les commerciaux se sont inspirés de l’affaire, tout comme moi de cette fourchette, nous qui n’avions plus rien à nous mettre sous la dent.
Et voilà la fourchette en bouche qui vibre et caresse papilles et mots pour régler le débit alimentaire. Elle calcule à la seconde près, l’espace de temps entre la bouchée enfournée et celle à venir. Au bip vibrant, feu rouge : Mastiquez ! feu vert : Avalez ! A moins que ce soit le contraire. Je ne l’ai ni vu ni testée cette fourchette miracle !
C’est comme à l’école primaire mais là, c’est la fourchette qui dicte*.
La fourchette vibrante est née ! Vive la fourchette vibrante ! Elle rejoint dare-dare les détecteurs d’informations corporelles à la mode de chez nous : montres, gilets de sports connecté, Géo localisations, GPS.. qui vous rappellent où se trouve votre corps dans l’espace, des fois que vous l’ayez perdu de vue et que vous soyez dans l’impasse.
Le coup de fourchette se joue à toutes les sauces et à belles dents parfois
Mais gare à la langue qui fourche ou au pas de côté, des fois que nous soyons connectés à la mort !
* « Comment vint aux femmes la bouche d’en bas » Henri Gougaud,
*« Pour se libérer d’un tyran, il faut se libérer soi-même. » Christiane Singer
Sylvie Domenjoud
Sept 2021